Le Stars and Stripes hissé sur le mont Suribachi, la bataille du réservoir de Chosin, en Corée, Khe Sanh au Vietnam, Falloujah en Irak… Les marines apparaissent à presque tous les grands moments de l’histoire militaire américaine – tout comme de celle du cinéma de guerre ! Car l’une et l’autre font la paire pour fabriquer une légende made in USA. Entretien, publié dans le n°81, réalisé par Jean Lopez

G&H : Rien ne laissait présager que le corps des marines connaîtrait une telle gloire. Ils ne sont pourtant pas grand-chose durant un siècle…
Nicolas Aubin : Le corps des Continental Marines regroupe quelques centaines d’hommes. Il est apparu à l’aube en mai 1775, quand des miliciens du Connecticut s’inscrivent sur les registres comme « marines ». Il est recréé le 11 juillet 1798. La jeune US Navy a besoin de soldats des mers. Cest-à-dire de combattants utiles lors des abordages, des descentes à terre et pour rétablir l’ordre en cas de mutinerie. L’United States Marines Corps (USMC) est rattaché au département de la Marine sans pour autant être subordonné à la Navy.
Mais le corps végète. Lors de la guerre au Mexique, en 1846, et durant la guerre de Sécession, les marines déçoivent. Attirant moins de 2 000 hommes, l’USMC n’a pas de doctrine, peu d’entraînement. Les désertions sont une plaie. Les officiers sont souvent lamentables, à tel point que le sigle est parodié en « Useless Sons Made Comfortable ». On peut le traduire par « héritiers incapables bien à leur aise ». La Navy n’en veut plus, et l’Army les méprise.
Partant de si bas, comment le corps a-t-il assuré sa survie en tant qu’organisation ? Il aurait pu disparaître… comme ont disparu les zouaves !
Les marines sont en effet menacés à la fin du XIXe siècle, tout comme ils le seront au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais ils disposent aussi d’atouts, à commencer par leur sens du lobbying. Dès sa création, l’uniforme des marines fait partie du paysage politique. Il charme et infiltre les commissions du Congrès. En 1945, des officiers créent une société secrète, la Chowder Society, qui diffuse des documents top secret afin de discréditer ses adversaires. Leur intelligence politique est stupéfiante.
Par exemple, ils persuadent des élus pacifistes que s’en prendre à l’USMC, c’est menacer la démocratie elle-même. Ainsi, 1947 la loi garantit leur existence. Ce n’est pas tout. Dès le milieu du XIXe siècle, les marines ont idéalisé leur histoire et tissé des liens étroits avec les médias. Cela tourne parfois à l’escroquerie, en témoigne la réécriture de la prise de Mexico en 1846. Le corps signe un premier contrat avec une agence publicitaire en 1906.
Il s’associe à Hollywood dans les années 1920. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le service des relations publiques du général Denig inonde les médias de récits immersifs : l’assiégé sur Wake Island, qui réclame virilement plus de « Japs » à tuer quand on lui demande ce dont il a besoin ; le pionnier au visage émacié par des mois passés dans l’enfer vert de Guadalcanal ; le martyr-guerrier absolu portant la dépouille de son camarade qui a fait don de sa vie à Iwo Jima.
Ces récits frappent tant que l’opinion se persuade que cette guerre a été gagnée par l’USMC. Comme l’a si bien résumé un sous-officier, en 1935, « les marines ont commencé par dire à tout le monde à quel point ils étaient géniaux. Très vite, ils ont fini par le croire eux-mêmes. Et depuis, ils n’ont cessé de prouver qu’ils avaient raison. » Car, et c’est là une troisième raison, ils se sont professionnalisés jusqu’à devenir une troupe d’élite pendant la Seconde Guerre mondiale.
L’image des marines que donnent les films sur la Seconde Guerre mondiale est celle d’un corps spécialisé dans l’assaut amphibie. Sont-ils aujourd’hui plus que cela ?
En fait, le marine se définit par sa polyvalence. Il se revendique comme étant le guerrier ultime. Ainsi, l’USMC se réinvente. Ces soldats des mers ont accompagné l’Army sur les champs de bataille (Mexico, Bull Run, bois Belleau). Ils ont été artilleurs à bord de la flotte, troupes coloniales, force d’assaut amphibie, bien sûr (une mission que l’USMC théorise magistralement dans l’entre-deux-guerres), puis force de réaction rapide et de lutte contre-insurrectionnelle. Aujourd’hui, les marines se préparent à une guerre contre la Chine qui se déroulerait en zone littorale, leur terrain de prédilection. Ils forment une armée aéroterrestre de 200 000 hommes avec sa propre aviation (la quatrième dans le classement mondial), ainsi que ses forces spéciales, et ils s’équipent en drones et missiles à longue portée.
Le sous-titre de votre ouvrage est « histoire d’un mythe américain ». Quels en sont les traits principaux ?
On ne peut dissocier le mythe de la légende. La légende est une mise en récit délibérée de faits réels, mais idéalisés dans un but d’édification. Cette définition correspond au récit de John Basilone à Guadalcanal. Quand la société se l’approprie, elle en extrait inconsciemment des stéréotypes tels le sergent instructeur, le guerrier viril, l’aventure, l’exotisme, l’esprit de corps exacerbé, tous ces éléments dont l’absence paraîtrait incongrue dans un récit sur les marines.
La légende des marines s’est construite dans la première moitié du XXe siècle, notamment à l’initiative de John Lejeune, déterminé à convaincre le monde de la supériorité militaire et morale de l’USMC. Dans les années 1920, celui-ci a modernisé le corps et l’a transformé en une communauté quasi monacale avec son credo, son sanctuaire (Parris Island), ses symboles et surtout son identité inculquée lors des classes qui tuent le civil pour enfanter le marine. « We make Marines », revendique-t-il. Être marine, ce n’est plus un métier, c’est devenir le meilleur des Américains. Pour construire cette identité, Lejeune a réencodé les mythes fondateurs de l’Occident.
Le marine suit l’itinéraire du schéma épique chrétien. C’est pourquoi le mythe nous paraît si familier. Un jeune homme désœuvré s’engage pour trouver un sens à sa vie. Le corps lui offre une famille et un père (le sergent instructeur) qui l’initient. Son histoire est ensuite marquée par des aventures et des quêtes durant lesquelles il trouve dans la communauté la force morale pour vaincre, accédant par le don de soi à l’immortalité. Une telle vulgate n’est pas nouvelle, mais le corps des marines l’a recyclée avec un tel talent que la mémoire du corps elle-même suit ce narratif : une enfance difficile, une descente aux enfers, une renaissance avec la réforme de Lejeune (le mentor), l’ordalie et l’apothéose dans le Pacifique. Ce mythe comporte un côté obscur.
Chez ses opposants, les marines personnalisent l’impérialisme, le militarisme, l’arrogance. Le boot camp est un enfer totalitaire peuplé de sergents instructeurs psychopathes, de suprématistes blancs vulgaires et machistes. Or, un mythe n’est jamais aussi porteur que lorsqu’il s’épanouit entre un côté lumineux et un côté obscur, comme on le constate aussi pour la Légion étrangère.
Vous esquissez d’ailleurs une comparaison très intéressante entre marines et Légion étrangère. Qu’en tirez-vous ?
Les similitudes dans la construction de leurs légendes sont surprenantes. Similitudes de moyens et de moment, identité très proche. Dans les années 1920, le général Rollet est à la Légion ce qu’est Lejeune à l’USMC. Ces corps offrent tous les deux un ancrage « réel » au mythe héroïque intemporel que j’évoquais – la Légion poussant le curseur encore plus loin du fait de l’origine mystérieuse de ses engagés –, avec pour conséquence d’occuper dans notre imaginaire une préséance sur d’autres troupes d’élite parfois plus performantes d’un strict point de vue militaire, mais tellement moins fascinantes.
Alors pourquoi affirmer que ce mythe est « américain » ? En quoi reflète-t-il la façon dont les États-Unis se conçoivent ?
L’USMC a persuadé l’opinion qu’il est une composante essentielle du patrimoine américain. N’a-t-il pas été enfanté dès la déclaration d’Indépendance, par une initiative spontanée du peuple lui-même ? On y retrouve les mythes du « pionnier » et de la « frontière » qui fondent les États-Unis, mythes dans lesquels l’individu s’accomplit en explorant le « Wilderness », l’espace sauvage. On retrouve aussi le mythe de la Destinée manifeste, cette conviction des Pères fondateurs que Dieu a confié aux colons la mission de créer une société idéale et d’apporter au monde l’ordre, la paix, le progrès. Il y a des les actions maladroites de « State Building » mises en œuvre par le corps, de Haïti en 1915 à l’Irak et à l’Afghanistan.
Ensuite dans la croyance qu’a le corps d’être le sanctuaire des valeurs américaines. Lejeune imagine son marine rendu à la vie civile comme un antidote à la décadence supposée de la société. Citons aussi la famille. Le corps en est une, mais à la différence de la Légion étrangère, celle-ci n’est pas exclusive, elle intègre les familles biologiques. Mentionnons enfin l’esprit d’entreprise et d’innovation, ou la conviction que le recours à la force permet une résolution définitive des problèmes, ce qui conduit finalement à voir la légende du corps des marines comme une immense parabole du rêve américain.
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Pour découvrir les premières pages des Marines